J'avais promis de revenir sur les attaques de Pierre Péan contre Bernard Kouchner. Ne vaut-il pas mieux le laisser se défendre lui-même en reprenant l'interview que Bernard Kouchner a accordé au Nouvel Observateur ? Interrogé sur les motivations de ceux qui l'attaquent, il répond : "La jalousie." C'est malheureusement vrai... et je l'écrivais ici, hier. Il est réconfortant de constater que la publication de cet interview a fait rebasculer l'opinion en faveur de Bernard Kouchner.
Le Nouvel Observateur.- Dans son livre,
Pierre Péan vous accuse d’être un "américanolâtre", un cosmopolite
anglo saxon, qui déteste son pays et qui "rêve d’effacer 50 ans de
politique étrangère indépendante de la France".
Bernard Kouchner.- Oui, il a écrit "cosmopolite", ça
vous rappelle quelque chose ? Les bras m’en tombent. Cette accusation
est grotesque et nauséabonde.
N.O. – Le livre vous reproche notamment d’avoir été favorable à la guerre américaine en Irak..
B. Kouchner.- Je conseille à l’auteur de relire mon article dans Le Monde
à l’époque "Non à la guerre, non à Saddam". J’y écrivais très
clairement : il ne faut pas suivre les Américains, ils nous mentent sur
les armes de destruction massives. Il faut passer par le système des
Nations Unies. Amis, alliés, pas alignés ! J’ajoute, si c’est
nécessaire, que pendant une bonne partie de l’année qui vient de
s’écouler, je me suis ouvertement opposé aux Américains, que ce soit
sur le Liban, les relations avec la Syrie, l’entrée de l’Ukraine et de
la Georgie dans l’Otan ou la poursuite de la colonisation dans les
territoires palestiniens. Comme toute l’Europe, nous soutenons la
construction d’un Etat palestinien. C’était le sens de la Conférence de
Paris que j’ai organisée. Et c’est à mon initiative que le Conseil de
sécurité de l’ONU a voté la résolution 1860 pour le cessez-le-feu à
Gaza, tandis que se déployait la médiation du Président de la
République dans la région.
N.O.- Une bonne partie du livre est consacrée au
Rwanda. Parmi les accusations portées contre vous il y a notamment
celle d’avoir imputé le massacre de l’église de Kibagabaga aux hutus
alors qu’ils auraient été assassinés par les tutsis du Front
patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagamé, présenté comme votre ami…
B. Kouchner.- J’y suis allé et dans bien d’autres
endroits dont les images me hantent encore. S’il s’avérait que le FPR
est responsable de cette tuerie, bien évidemment je le condamnerais.
Mais il y a une chose que je n’admets pas : c’est la thèse du double
génocide. Je ne dis pas qu’il n’y a pas eu de "massacres de revanche"
de la part du FPR ou de groupes tutsis contre les hutus. Mais il n’y a
pas eu des deux côtés la même planification, le même systématisme et le
même nombre de victimes : 800.000. L’armée française avait été chargée
d’entraîner l’armée rwandaise mais j’ai toujours affirmé qu’elle
n’avait pas participé au génocide (cf mon article dans la revue Défense nationale).
Par ailleurs, sur le plan politique, j’ai dit qu’il y avait eu des
erreurs d’analyse mais, soyons clairs, je n’ai jamais pensé que MM.
Mitterrand, Balladur, Juppé, Védrine ou Villepin portaient la moindre
responsabilité dans ces horreurs.
N.O.- Votre cabinet a-t-il tenté, comme l’affirme
Pierre Péan, de faire obstacle à l’enquête du juge Bruguière, sur
l’attentat contre l’avion du président Habyarimana qui a déclenché le
génocide. Cela dans le but de renouer avec le pouvoir rwandais.
B. Kouchner.- Non, nous n’avons jamais fait obstacle à
cette enquête. Les Rwandais nous ont demandé la levée des mandats
d’amener émis, avant que nous n’arrivions, par le juge Bruguière contre
leurs compatriotes. Nous leur avons dit que ce n’était pas possible. La
justice est indépendante. Un groupe de travail composé de juristes a
indiqué que, si les Rwandais voulaient avoir accès au dossier, l’un des
9 inculpés au moins devait se rendre à la justice française. Ce que
l’ancien directeur du protocole de Kagamé, Rose Kabuye, a fait.
N.O.- Le livre vous accuse aussi de n’avoir pas "réagi
avec beaucoup d’ardeur", lorsque vous étiez en charge du Kosovo pour
l’ONU aux massacres de Serbes par la majorité albanaise…
B. Kouchner.- Propos scandaleux et mensongers.
Rappelez-vous la tuerie de Gracko ! Chaque fois qu’un Serbe a été
assassiné, je me suis rendu sur place auprès des familles en dépit du
danger que cela représentait. Chaque mort serbe me révoltait. A mon
départ, il n’y avait quasiment plus d’assassinats.
N.O.- Passons au rapport que vous avez réalisé pour le
compte de Total en Birmanie. Vous y affirmiez que Total n’utilisait pas
de travail forcé…
B. Kouchner.- Et je le maintiens. Mon avantage a été
d’aller sur place, où personne ne s’était rendu. Lorsqu’après plusieurs
jours d’enquête, j’ai vu le fonctionnement des 9 dispensaires créés par
Total, j’ai trouvé que ça marchait bien et qu’il fallait que Total
élargisse le périmètre de son action en matière de santé. Pour le
reste, ma conclusion était que je n’avais pas constaté de travail forcé
chez Total. Quant à ma rémunération pour ce rapport je l’ai donnée à
trois ONG : Emmaüs, Aide médicale internationale et la Chaîne de
l’Espoir.
N.O.- Il est notoire – les envoyés spéciaux du Nouvel Observateur
l’ont constaté sur le terrain - que l’armée birmane rafle des gens pour
les faire travailler pour son compte. Et qu’elle l’a fait sur le
chantier de Total comme ailleurs…
B. Kouchner.- Il est probable que l’armée l’ait fait
lors de la construction du chantier. Lorsque je m’y suis rendu, les
travailleurs de Total m’ont garanti qu’ils n’employaient pas de
travailleurs forcés et que la compagnie avait dédommagé ceux qui
l’avaient été et qui ont été retrouvés.
N.O.- Pierre Péan affirme que lorsque vous étiez
député européen vous vous êtes fait domicilier à Spérone, en Corse,
pour bénéficier de remboursements de frais de transports plus élevés…
B. Kouchner.- Calomnie. J’ai été et je reste domicilié à Paris.
N.O.- Le livre évoque également le risque de conflit
d’intérêts entre vous et votre épouse, Christine Ockrent, responsable
de l’audiovisuel extérieur de la France…
B. Kouchner.- Ma femme a été nommée directrice, pas
par moi, sur ses qualités professionnelles largement reconnues. J’ai
aussitôt annoncé que s’il y avait conflit d’intérêt avec Christine
Ockrent, c’est moi qui démissionnerais. Et je le répète.
N.O.- Il se trouve cependant que plusieurs
collaborateurs de l’Audiovisuel extérieur avec lesquels vous auriez eu
des conflits ont été sanctionnés…
B. Kouchner.- Je n’ai jamais été mêlé à aucun
licenciement et sanction d’un journaliste de l’audiovisuel extérieur.
Et je ne vois pas qui sont ces journalistes.
N.O.- Leurs noms sont pourtant connus : Richard
Labévière, Grégoire Deniau, Bertrand Coq et Ulysse Gosset qui a été
écarté de France 24 après un accrochage avec vous, à l’antenne…
B. Kouchner. – Il y a eu un seul accrochage. C’était
avec Ulysse Gosset. Il a été vif et public, c’est vrai. Mais Ulysse
Gosset lui-même a dit dans une interview que je n’y étais pour rien si
son contrat n’a pas été renouvelé. Par ailleurs France 24 n’est pas
encore sous l’autorité de Christine Ockrent…
N.O.- Venons en aux factures africaines. Les documents
qui circulent depuis quelques semaines et qui sont cités par Pierre
Péan, montrent que vous avez réalisé, à plusieurs reprises des rapports
sur les systèmes de santé pour des Etats africains riches en pétrole et
qui ne passent pas, comme le Gabon ou le Congo-Brazzaville, pour des
exemples de démocratie.
B. Kouchner.- Mais enfin de quoi m’accuse-t-on ? J’ai
toujours agi dans la légalité et la transparence, déclaré mes revenus,
payé mes impôts. Je n’ai jamais signé un seul contrat avec un Etat
africain. Jamais. J’ai été un des consultants d’une entreprise
française – Imeda – dans un domaine que je connais : celui de la
médecine et de la santé publique. J’ai travaillé à un projet auquel je
tiens : l’assurance maladie pour les africains, qui permettra aux
indigents d’être pris en charge. Au Gabon, une loi de janvier 2007,
votée à la suite de mon travail qui a duré trois ans, instaure un
"régime obligatoire d’Assurance maladie" et j’en suis fier. J’ai aussi
travaillé au Nigeria, au Bénin, mais également en Ukraine, en Roumanie,
en Pologne. Y-a-t-il quelque chose de choquant qu’un ancien ministre de
la santé, qui a fait pendant des dizaines d’années des missions
humanitaires pour Médecins sans Frontière - Prix Nobel de la Paix je le
rappelle -, Médecins du Monde et bien d’autres sans toucher un centime,
rédige des rapports permettant à des pays africains d’améliorer leur
système de santé ? Pour ce travail, j’ai été rémunéré à un tarif
inférieur à ceux pratiqués, à l’époque, par les consultants de la
Banque mondiale ou de l’OMS.
N.O.- C'est-à-dire…
B. Kouchner.- Sur trois ans de travail, j’ai gagné un
peu moins de 6000 euros par mois après impôts. BK Conseil et BK
Consultants que j’avais créées ont été fermée pour la première et mise
en sommeil pour la seconde lorsque j’ai été nommé au Quai d’Orsay.
N.O.- Etait-il normal qu’après votre arrivée au Quai
d’Orsay, vous nommiez le patron d’Imeda, Eric Danon, ambassadeur à
Monaco et que ce dernier, dès son arrivée en poste, réclame au
gouvernement gabonais le versement des 817 000 euros qui restaient dus
à sa société et à Africa Steps, société dont l’un des fondateurs a été
en 2002 votre futur conseiller de presse [présent lors de cet
entretien] Jacques Baudouin ?
B. Kouchner.- Jacques Baudouin et moi avons
immédiatement mis un terme à nos activités en arrivant au Quai d’Orsay.
Quant à Eric Danon, il est diplomate de carrière, et sur cette question
de droit, le comité d’éthique du ministère va se prononcer
prochainement.
N.O. - Avez, vous, comme l’affirme Péan, réclamé à
Omar Bongo, après votre arrivée au Quai d’Orsay, le paiement des sommes
dues à Imeda et Africa Steps?
B. Kouchner.- Encore une façon de jeter le doute ! Je
suis venu lui dire que je ne pouvais plus m’occuper du système gabonais
d’assurance maladie.
N.O.- Avez-vous l’impression d’être la cible d’une entreprise de déstabilisation ?
B. Kouchner. – Je crois que c’est assez clair.
N.O.- Qui, dans ce cas, est derrière cette entreprise ?
B. Kouchner.- J’ai quelques hypothèses. La première,
c’est la jalousie. Dans certains cercles, on n’aime pas la réussite.
Pas la mienne en l’occurrence, celle d’un homme qui est resté
populaire, hors du gouvernement ou dans le gouvernement qu’il soit de
gauche ou de droite. Certains continuent de penser que j’ai abandonné
la gauche - bien que je reste social démocrate et que je n’aie pas
l’intention d’adhérer à l’UMP. J’agace aussi à droite où certains me
trouvent illégitime. Certains réseaux me détestent. Lesquels ?
Certainement les nostalgiques des années 30 et 40 et tous les
révisionnistes, ceux d’hier et ceux qui, aujourd’hui, réécrivent
l’histoire du génocide tutsi au Rwanda.