Par Thierry Pech, secrétaire général de La République des idées.
L’enjeu de l’élection présidentielle ne se résume pas à la confrontation de personnes et de programmes. C’est également l’occasion de s’interroger sur la qualité de notre démocratie et sur sa capacité à mettre la société en mouvement, en incluant l’ensemble de ses membres.
L’élection présidentielle polarise toutes les attentions. On écoute les candidats, on scrute les stratégies, on décortique les programmes, on guette les faux pas… L’heure est réputée décisive : depuis 1958 pour certains, 1981 pour d’autres, nous n’aurions pas connu échéance plus capitale. Tout se passe comme si la société française s’approchait d’un point critique au-delà duquel rien ne sera plus comme avant.
Cette intensité n’a rien d’anormal ni de surprenant. D’une part, la dramatisation de l’échéance fait partie des conditions nécessaires à une grande délibération collective. D’autre part, la dernière élection présidentielle a laissé dans de nombreux esprits un profond sentiment de frustration. Mais cette situation se double d’une culture politique et d’un cadre institutionnel qui prêtent beaucoup au pouvoir politique et à l’Etat, et entretiennent plus ou moins confusément le mythe de l’homme providentiel, dût-il bientôt se -décliner au féminin. A tel point qu’on en oublierait presque les élections législatives qui suivront et dont l’issue n’est pas jouée.
Les ennuis commencent
Chacun sait pourtant bien, quel que soit le résultat des scrutins à venir, qu’en juillet prochain, les problèmes de la société française resteront entiers. Entière également sa difficulté à se mettre en mouvement pour se changer elle-même et retrouver le goût de l’avenir. Le locataire de l’Elysée ne sera probablement plus le même, de nouvelles orientations auront sans doute été fixées et un nouveau gouvernement aura été mis en place, mais l’essentiel restera à accomplir.
Cette dramaturgie propre à l’élection présidentielle (« la rencontre d’un homme avec le peuple », comme on dit depuis 1962) tend à faire oublier la continuité des difficultés et la nécessité de s’interroger, non seulement sur les personnes, mais aussi sur les voies et les moyens du changement. C’est pourquoi Alternatives Economiques, en collaboration avec la République des idées, a fait le choix d’éclairer les enjeux plutôt que de se focaliser sur l’alchimie des promesses, l’arithmétique des sondages ou les subtilités de la sociologie électorale. Il ne s’agit bien sûr ni de dénigrer les propositions des différents candidats, ni de mépriser l’état de l’opinion. Encore moins de négliger les leçons des scrutins passés et les tendances longues qui travaillent l’électorat français depuis une dizaine d’années. De tout cela, on trouvera ici même une présentation précise, utile et synthétique. Mais les programmes et les propositions ne valent qu’en regard des attentes à satisfaire et des problèmes à résoudre.
De la compréhension de ces attentes et de ces problèmes dépend très étroitement la réussite des politiques à venir. Parce que cette « rencontre d’un homme (ou d’une femme) avec le peuple » est d’abord un rendez-vous de la société avec elle-même, il nous a semblé nécessaire de revenir au cœur des difficultés avec l’aide des chercheurs les plus avertis. C’est pourquoi nous leur avons demandé de faire le point sur les priorités et, le cas échéant, de signaler les scénarios de sortie qui leur semblent à la fois possibles et souhaitables.
Les impasses du volontarisme
Cette prime à l’analyse et à l’effort de compréhension n’est pas l’alibi d’une quelconque indécision ou d’un trop confortable retrait. Au contraire, elle fait cause commune avec une certaine idée du changement social en démocratie : c’est en aiguisant la conscience des difficultés que l’on éclairera le choix des semaines à venir.
La contribution d’une information exigeante et critique à la mise en mouvement de la société ne saurait être écartée qu’au mépris de l’intelligence collective. Pour évidente qu’elle paraisse, cette affirmation rencontre pourtant de nombreux obstacles et quelques adversaires de taille dans notre pays. A commencer par ceux à qui l’image d’une France « bloquée » et « incapable de se réformer » inspire un culte du volontarisme aussi naïf que dangereux.
Pour eux, les problèmes français s’expliqueraient d’abord par un supposé déclin de la volonté politique, un paresseux renoncement des élites à agir avec détermination, ainsi qu’un coupable consentement aux rigidités censées affecter le pays. Leur message plus ou moins explicite est qu’une vaste majorité silencieuse, trop longtemps empêchée par l’égoïsme de quelques catégories chevillées à leurs privilèges, serait prête à la « thérapie de choc » qu’elle appellerait de ses vœux, un pouvoir fort et sans états d’âme.
Les imaginaires de la rupture – tranquille ou pas – misent ainsi sur l’accumulation des impatiences et des ressentiments. Ils font système avec un certain libéralisme autoritaire et une héroïsation de la vie politique qui n’est pas sans risque pour l’Etat de droit : sur quelle pente nous pousserait un régime où le chef de l’Etat serait aussi le chef du gouvernement et le chef de la majorité, sans que les pouvoirs du Parlement n’aient été en rien augmentés ?
Le scénario est cependant loin d’être écrit. Car la société française n’est pas aussi rassemblée qu’ils veulent le croire. L’image d’une grande majorité embusquée dans un silence amer mais à présent décidée à utiliser son bulletin de vote pour hâter l’heure du réveil national se heurte à la réalité des divisions et des inégalités dans notre pays. La société française, faut-il le rappeler, a aussi ses antagonismes et ses rivalités, ses gagnants et ses perdants… C’est pourquoi le premier travail politique n’est pas de lui imposer des réformes clés en main du haut d’une superprésidence, mais de lui rendre plus lisibles ses frontières les plus intimes, ses mécanismes de distribution des risques et des richesses. Puis, sur la base de quelques grands constats partagés, de lui proposer un compromis de gouvernement plus efficace et plus juste.
Ce premier travail politique n’est pas la seule affaire des politiques : il procède plus largement d’un effort d’intelligence sur nous-mêmes pour mieux comprendre les ressorts des inégalités contemporaines et les défis économiques qui nous attendent. En ce sens, il doit mobiliser aussi bien les prétendants au suffrage que les différentes composantes de la société civile (les médias, les syndicats, les intellectuels…).
Les champions du volontarisme commettent une autre erreur : pour eux, la volonté politique épuise le champ de la volonté collective.
La -République ne souffre à leurs yeux aucune pluralité d’initiatives, de régulations ou de décisions, sinon sous la forme de résistances dont il faudrait vaincre l’inertie. Comme si la vie démocratique n’était pas une œuvre à plusieurs mains, ils négligent la multitude des acteurs et des intérêts qui façonnent chaque jour nos préférences collectives : nos arbitrages plus ou moins conscients en faveur de telle ou telle catégorie ou génération, notre consentement plus ou moins actif aux évolutions du territoire, notre participation plus ou moins heureuse à la compétition scolaire… Dans chacune de ces situations se loge pourtant une part de volonté ou de préférence qui rappelle, si besoin était, que l’initiative politique n’est pas l’âme unique d’un monde sans elle inanimé. A trop le croire, il y aurait d’ailleurs un risque pour la démocratie elle-même.
La chronique des récents conflits sociaux n’a d’ailleurs pas manqué d’illustrer ce point. Le long épisode des mobilisations contre le contrat première embauche (CPE) au printemps 2006 a montré que la France n’était pas « à prendre » : si l’on veut la conduire sur la voie du changement, il vaut mieux commencer par la comprendre et dialoguer avec les différents groupes qui en composent la trame.
Les illusions du spontanéisme
Le volontarisme n’est cependant pas le seul danger qui guette. A l’autre extrême, se profile une menace inverse : celle d’un certain spontanéisme politique. Selon celui-ci, la société posséderait toutes les clés d’un avenir meilleur : il suffirait de l’écouter, de recueillir sa parole et de transcrire en lettres de loi les axiomes de sa sagesse naturelle pour qu’advienne une ère nouvelle. Elle serait nécessairement en avance sur ceux qui la représentent, plus proche des réalités, moins « parisienne », moins technocratique.
Outre qu’elle renferme une autre forme de disqualification des élites, cette façon de voir oublie un peu rapidement que la politique ne peut se résumer à la somme des expressions locales, qu’elle appelle la construction d’un projet commun et exige en cela des arbitrages et des synthèses. Il n’est pas certain – c’est un euphémisme – que les charmes de la proximité fournissent les ressources suffisantes d’un tel projet d’ensemble, qu’ils permettent de se hisser au niveau de généralité requis par les problèmes qui nous attendent : les transformations de notre modèle social et la mise en place de nouvelles solidarités, mieux adaptées au contexte économique actuel, appelleront notamment des engagements concertés au niveau national. Pour ne rien dire des problèmes qui occupent la scène internationale et auxquels il faudra bien apporter des réponses cohérentes et de long terme : quelle sera la politique européenne de la France ? Comment prendre en compte sa contribution aux équilibres géopolitiques du monde ? Quelle doit être sa politique industrielle face aux économies émergentes ? Quels partenariats serons-nous capables de tisser sur les questions environnementales ?
Etendre la délibération publique
Certes, il est de plus en plus évident que, si nous voulons favoriser le changement social, il nous faudra créer du consentement collectif autour des projets de réforme et encourager leur appropriation collective. Certes, il n’est pas moins évident que, pour atteindre cet objectif, notre démocratie devra étendre les circuits de la délibération publique et rendre celle-ci plus continue et plus habituelle. Mais la société française n’est pas seulement l’addition de ses composantes : elle forme aussi un ensemble dont il faut s’efforcer d’accroître la cohérence pour faire face aux défis de demain. C’est d’ailleurs à ce prix que les inquiétudes répandues par tous ceux qui psalmodient à longueur d’année sur l’air du déclin national trouveront à se résorber.
C’est pourquoi, au-delà des analyses et des projets de réforme exposés dans les pages qui suivent, une réflexion approfondie est nécessaire sur les instruments de leur mise en œuvre, c’est-à-dire au final sur l’organisation de notre démocratie. Celle-ci ne peut se contenter de fonctionner ni dans ses seules formes procédurales – comme l’imaginent les partisans d’un volontarisme qui aimeraient réduire la délibération aux duels électoraux, et la légitimité aux onctions du suffrage –, ni dans ses seules formes locales et -participatives – comme le laissent imaginer les défenseurs d’un certain spontanéisme politique. En ce sens d’ailleurs, le choix électoral qui se profile sera aussi le choix d’un certain style d’activité démocratique.
Un nouveau compromis démocratique
Ainsi comprise, cette échéance soulève d’emblée un enjeu central : comment réintégrer à la délibération publique un certain nombre de catégories qui n’y participent plus ? La leçon du 21 avril 2002 ne réside pas seulement dans l’échec des politiques conduites par tel ou tel gouvernement, mais aussi dans l’état de quasi-marginalité civique de catégories entières qui regardent la société en train de s’édifier comme l’œuvre de forces qui leur sont étrangères, voire hostiles. De nombreux indicateurs montrent notamment qu’une grande partie des classes populaires (désormais rejointes en cela par une partie non négligeable des classes moyennes inférieures) ont déserté les partis politiques et les syndicats ; elles participent peu à la vie associative et ne sont pas les premières concernées par la nouvelle blogosphère politique dont on ne cesse de vanter l’influence croissante. Or, ces catégories populaires, certes très hétérogènes et difficilement réductibles aux mythologies d’un « peuple » famélique et opprimé, constituent plus de la moitié de la population active. Il serait difficile et même dangereux d’espérer tisser un nouveau partenariat de gouvernement sans elles.
Pour cette raison et pour d’autres encore, le nouveau compromis démocratique auquel on peut légitimement aspirer sera aussi une épreuve de représentativité pour de nombreux acteurs installés. On pense naturellement aux syndicats dont l’implantation dans le monde du travail est de plus en plus sélective. Mais on pourrait également penser aux organisations patronales dont les clientèles principales sont peu illustratives du tissu productif français (notamment des PME). Autrement dit, les partenaires sociaux et, plus généralement, les acteurs de la société civile devront être placés face à leurs responsabilités.
Si nous voulons un dialogue social étendu et une sphère délibérative plus ouverte à la diversité des acteurs, il ne suffira pas de plancher sur les procédures de la discussion entre les acteurs habituels ; il faudra aussi mettre en place les outils propices à un renforcement de la participation et de l’implication de chacun. Les chantiers ne manquent pas : faut-il plaider en faveur d’une représentation des syndicats dans les conseils d’administration ? Doit-on étendre la pratique des conseils de quartier ? Comment favoriser l’accès aux responsabilités publiques de représentants des « minorités visibles » ? Doit-on organiser sur les grandes questions qui nous attendent des conférences de consensus impliquant des panels de citoyens ? Etc.
On attend des candidats à la magistrature suprême qu’ils énoncent les solutions pour que cesse la situation présente, où se côtoient sans jamais se rencontrer véritablement une sphère publique grandiloquente et appauvrie, une société civile amaigrie et cantonnée aux débats de contrebande, et de vastes catégories de citoyens qui ont, à tort ou à raison, le sentiment que la vie publique leur tourne le dos.
e portrait de l'abbé Pierre brossé par les invités d'Yves Calvi, lundi 22 janvier sur France 2, n'était pas celui de l'iconographie classique. Dépressif, bourré d'amphétamines, comédien, tel était l'abbé ! "Dès l'âge de 8 ans, j'ai vécu dans l'impatience de la mort", disait-il. Après le succès médiatique de son appel de l'hiver 1954 au micro de RTL ("Mes amis, au secours ! Une femme vient de mourir gelée"), pris dans le tourbillon de la notoriété, ne dormant que deux heures par nuit, l'abbé avait tenu grâce à des pilules plus pharmaceutiques que catholiques.